Table ronde "Raisons et sentiments"
Bravo pour ce titre de table ronde : "Raisons et sentiments" ! Quand on engage une réflexion sur le bénévolat, on pense en effet, avec Pascal, que « le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas » : pourquoi diable « travailler » pour le plaisir, si travailler c’est, étymologiquement, souffrir ?
Donc oui, la question de la participation citoyenne est en équilibre entre, d'un côté, la raison - l’exigence du professionnalisme et de la méthodologie, car on ne touche pas aux patrimoines sans être qualifié pour le faire ; et de l'autre côté, le cœur - car il y a un véritable engouement des publics français pour le patrimoine. C'est une réalité, nous en avons d'ailleurs fait un débat à ICOM France, il y a deux ans, ainsi qu'un autre débat sur les droits culturels : nombre de citoyens sont prêt à consacrer beaucoup de leur temps et parfois de leur argent, pour sauvegarder leur patrimoine, l’enrichir, le valoriser.
Comment, quand ce n’est pas son métier, s’impliquer dans cette mission ? Je propose de balayer 4 positions : le bénévolat, les amis (de musées), la participation citoyenne et, finalement, les volontaires (au service civique, par exemple)
1 / Le bénévolat
Le bénévolat, ce don de temps, par définition, ce n’est pas le professionnel, c’est même au pied de la lettre son contraire. Il semble ne pas exister de définition juridique du bénévolat. La définition communément admise est un avis du Conseil économique et Social de 1993 dont on peut retenir qu'« est bénévole toute personne qui s’engage pour mener une action non salariée en dehors de son temps professionnel, à titre gratuit. Le bénévole n’est soumis à aucun lien de subordination».
Faire appel à des bénévoles c’est donc, trivialement dit, faire travailler des gens sans les payer. Rien ne les y contraint et on voit d’emblée le dilemme : on ne peut pas les diriger comme des employés, mais il faut quand même les encadrer ; et il faut beaucoup de professionnalisme pour encadrer des bénévoles. En effet, même si leur intervention est occasionnelle, elle doit être rigoureuse et efficace. Il faut donc les former, les « gérer », et cela coûte - au moins en temps. Or justement, ne pas dépenser est souvent une raison majeure à l'engagement des bénévoles : ça tourne un peu en rond. Peut-être est-ce pour cela, qu’en France, avec notre esprit de rationalité - c’est une banalité de le dire - nous avons moins recours au bénévolat que dans les pays anglo-saxons. Enfin, il faut peut-être relativiser, car je discutais il y a deux jours avec la responsable des publics du Muséum national d’histoire naturelle – Agnès Parent - qui me disait qu’il y a 380 bénévoles. Pour un seul établissement, cela me semble pas mal ! En outre, en préparant ce débat, je suis tombée sur les petites annonces de recrutement de bénévoles du centre Pompidou et du mécène Art Explora. Là aussi, j’ai trouvé un peu paradoxal que l’appel d’offre vienne de ces structures en particulier, à savoir pas pauvres et qui ne dépendent pas de ressources humaines gratuites pour fonctionner… Peut-être faut-il justement être très structuré et assez solide pour savoir tirer profit du bénévolat ?
2/ Les Amis de musées
La même question se pose concernant les Amis des musées : ils participent à l’activité du musée, bénévolement. Ils sont non seulement bénévoles, mais ils paient en plus une cotisation. Parfois, ils en retirent en retour de menu avantages : entrées gratuites, invitations aux inaugurations, abonnement à une lettre d’info…. À priori, les amis aiment l’institution à l’association de laquelle ils adhérent, ça c’est coté sentiment, mais côté raison, c’est parfois l’amour vache. Je cite la conclusion de Denis Michel Boëll, mon prédécesseur à ICOM France, clôturant un débat sur ces sujets (et je lui laisse la responsabilité de ces propos…) : « il existe des associations certes très dynamiques mais leur articulation avec les structures professionnelles n’est pas toujours simple. Ainsi, les membres de nombreuses associations d’amis de musée sont principalement les amis de leur propre vision du musée et n’apportent pas forcément au musée dont ils sont les amis, ce que le musée attend d’eux ». On est au cœur du sujet : participation (du point de vue du musée) oui, mais on ne touche pas à la gouvernance ! C’est tout l’enjeu de la participation citoyenne, telle qu’on la voit dans nos établissements, et toute sa contradiction aussi.
3/ La participation citoyenne
Car, la participation citoyenne, c’est tout autre chose que le bénévolat, même si dans cette journée on les rapproche. On ne demande pas un « coup de main bénévole » aux citoyens. On leur demande de participer, d’être partie prenante d’un projet, à partir de leurs centres d’intérêt, de leurs savoir propres ou de leurs convictions ; et des convictions, ça se partage, ça se défend, généralement au sein d’un groupe social, d’une communauté, comme on dit - on reviendra sûrement sur ce terme sujet à polémique, mais à ce stade, entendons-le simplement comme partage d’un intérêt commun. Je pense là aux communautés d’ingénieurs et scientifiques dans les musées de sciences (j’en viens), aux communautés d’amateurs de nature dans les muséums, aux collectionneurs ou généalogistes, etc. Ces citoyens participatifs peuvent être des publics ; bien souvent, c’est en effet de ceux-là qu’on parle. J’ai en-tête (toujours depuis cette journée que l'on a organisé à ICOM France sur « l'engouement des publics ») un exemple très intéressant du processus de consultation des visiteurs développée dans le PSC du musée de la Marine. Le participatif dans les PSC a marqué un grand pas en avant, souvenez-vous. Cependant, par rapport à la qualification de "participation citoyenne", je m’interroge, car ce concept emprunte au registre du politique : la participation citoyenne, c’est une forme d’exercice de la démocratie. Ce n’est pas un synonyme de « démocratisation », la notion chère à la Culture - depuis Malraux : "démocratiser c’est s’efforcer de diffuser à tous". La démocratie participative, c’est le chemin inverse, remonter des citoyens vers l’institution, vers le décideur. La consultation, (si elle est) circonscrite à la participation des visiteurs ou des publics, même s’ils sont assurément des citoyens à part entière, un bon début mais est toujours de l’entre soi. C’est incontestablement une manière d’intéresser le citoyen - choisi - à la cause. Est-ce une manière de gérer, de « gouverner » le patrimoine de façon plus participative ? Je ne sais. Est-ce le but, d’ailleurs ?
Dans ces exemples, on reste éloigné du concept de « musée participatif », qui vise d’inclure, dès l’amont, des personnes ou des groupes de personnes extérieures, venant de la société civile, comme on dit. L’inclusion : encore un mot qu’il faudra reprendre dans le débat, car on le met à toutes les sauces et il peut fâcher ( dès qu’il n’est plus simplement une paraphrase d’accessibilité).
La participation citoyenne suggère l’inclusion, dès la conception d’un projet : inclusion d’acteurs extérieurs porteurs d’un autre regard, c’est pour ça qu’on va le chercher. Ce peut être des des amateurs riverains, des familles ou des experts extérieurs, mais ce peut-être aussi des acteurs engagés, militants voire militants activistes…. C’est là que ça fâche … Car, souvent on se demande pourquoi en Amérique du Nord, on mobilise tellement plus de bonnes volontés (de volontés, en tous cas, bonnes ou de mauvaises, en vérité). J’en parlais vendredi avec Nathalie Bondil, actuellement directrice du département du musée à l'Institut du monde arabe mais qui vient du grand musée de Montréal, qui dit les choses très simplement : la différence entre les musées nord-américains et européens est, qu’outre Atlantique, les musées sont privés, financés par les citoyens, portés par les citoyens. Les citoyens décident - ou du moins approuvent en amont - le récit qui est porté sur les objets dont ils ont eux-mêmes fait l’acquisition ou accepté le don, ils conçoivent ou du moins approuvent ex ante la programmation scientifique et culturelle proposée. En Europe, dit-elle, en France, les musées sont majoritairement publics, leurs dirigeants, leurs personnels aussi, c’est eux qui décident, par les citoyens : "down top" versus "top down". C‘est pour cela qu’en Amérique du Nord, mais je l’observe aussi à ICOM dans bien d’autre régions du monde, notamment aussi en Amérique Latine, le développement des musées « communautaires », portés par des communautés de citoyens pour leurs communautés, est un mouvement très puissant dont on a du mal, ici, à saisir le sens et l’ampleur. Parce que cela va, parfois, jusqu’au rejet de tout autre modèle que le communautaire, et notamment jusqu’au rejet de notre conception du musée, qui peut parler de la culture des autres en leur nom, qui peut-être même le doit, au nom de l’universalisme.
Ça a du sens, vraiment, d’en parler, ici, au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
4/ Les volontaires
Il manque encore une position dans le paysage entre bénévolat et participation citoyenne, c’est la figure du volunteers, un peu difficile à traduire à mi-chemin entre volontaire et service civique. Le volunteers est un bénévole parce que rien ne le force à venir, mais si on relit l’avis du conseil économique et social de 1993, un volunteers n’est pas bénévole, car il perçoit une indemnité. La position du volontaire est intéressante, car peut-être elle échappe aux interrogations « idéologiques » du fait de sa valorisation, économique et sociale. Socialement, en Amérique du Nord d’où vient cette notion, un jeune qui n’inscrit pas une action de volontaire sur son CV perd de l’employabilité. C’est donc un enjeu professionnel. Au plan économique, je citerai Michel Serres : "les volontaires, le non profit", il ajoute "l’humanitaire (au sens large) sont la 7ème puissance économique du monde. Ce que les Etats ne font pas, cette puissance économique le fait. Alors, valorisons-les, ces volontaires… ».
Donc, participation citoyenne, bénévolat, tout cela nous mène loin. Trop loin pour ce matin, j’en suis consciente, quand j’évoque le communautarisme, mais c’est la réalité que je vois au cœur d’une ONG qui rapproche 135 pays et 50 000 membres et cela prend une envergure considérable. C’est l’enjeu de la « définition » du musée par l’ICOM, mais ce n’est pas qu’une question de vocabulaire, la question posée est essentielle, à ce moment de notre histoire des musées.
Je crois que ça va évidemment dans le sens de l’histoire d’impliquer les citoyens à des projets qui les concernent, les scientifiques à la muséographie d’un musée de science, les sportifs au musée du sport, la communauté musulmane à l’institut du monde arabe et la communauté juive au musée d’art et d’histoire du judaïsme…
Ce qu’il nous reste à trouver, c’est la place du citoyen engagé par rapport aux professionnels. (En fait ce qu’il nous reste à affirmer, c’est le rôle des musées : transmettre la mémoire des arts, des sociétés, des sciences, de la nature. Remettre la culture au centre, la culture comme partage d’émotions et de connaissance, étayées, validées, crédibles)
Deuxième partie du débat
On a raison de se poser des questions sur les formats (bénévoles, participation citoyenne, amis, volunteers, communautés), mais un des enjeux de notre réflexion est : comment se saisir de ce potentiel de la société civile prête à se mobiliser, dans ce moment précis, ce moment-clé que nous vivons, celui de la crise COVID et climatique, où la question de contribuer à une société durable impose à tous son urgence ? J’ai été ébranlée cet été lors du G20 des ministres de la culture consacré au développement durable durant lequel a été dit que « les musées sont crédibles »… N’en tirons pas orgueil, mesurons plutôt comme cela nous oblige. Si les publics nous croient, si les acteurs de la société pensent que ce qu’on dit dans nos murs est digne de confiance, alors nous avons plus que jamais le devoir de nous emparer de cette question saisissante et de mobiliser ces forces citoyennes que nous attirons : Robert Janes dans « Museums in perilous times », le formule ainsi : "Outre leur vision profonde du temps, les musées sont éminemment qualifiés pour aborder ces enjeux pour diverses raisons. Ils sont ancrés dans leurs terrains ; ils sont un pont entre la science et la culture ; ils témoignent en rassemblant des preuves et des connaissances qu’ils ont la charge de faire connaître ; ils sont des conservatoires des pratiques durables qui ont guidé notre espèce pendant des millénaires ; ils sont compétents pour rendre l'apprentissage accessible, engageant et amusant, et enfin, ils sont parmi les environnements de travail les plus libres et créatifs au monde »
Les réponses, nous, les professionnels du patrimoine, nous ne les détenons pas seuls. Il y a beaucoup de connaissances et d’expertise, à mobiliser chez nos concitoyens et ils y sont prêts. Notre question sur le bénévolat, les volontaires, la société civile, si elle manque de consistance quand on en reste à se demander si c’est de la main d’œuvre gratuite ou non, elle devient consensuelle si on se demande comment valoriser cette puissance économique, dont parlait Michel Serre.
Troisième partie du débat
Il me semblait que les bénévoles n’étaient plus vraiment un sujet d’actualité, il y a un autre mot qui est sorti du langage, je ne le vois pas dans le programme c’est "public". Ce n’est pas un oubli, non plus.
C’est un problème que je soumets à votre sentiment ou à votre raison : je crois (je ne suis pas sûre) que c’est le signe d’un vrai changement de paradigme, et non un oubli. En 2002, au moment de la loi musée, le public était au centre. Et c’était un grand changement ! Auparavant, disons, avec Malraux, c’était l’art et l’œuvre qui étaient au centre de la politique du patrimoine. La conception qu’on avait d’une politique culturelle était l’accès (de tous) aux œuvres majeures, comme socle d’une culture commune. Avec Jack Lang pour aller très vite, c’est l’artiste qui arrive au centre de la politique culturelle et, bien sûr, en chacun de nous sommeille un artiste ; dans les années 2000, c’est le public qui est au centre, tous les musées se dotent de service des publics, d’ateliers pédagogiques, font du hors les murs pour ne laisser aucun public sur le côté, les scénographes rivalisent d’inventivité pour rendre le discours accessibles à tous… En 2017, on surenchérit avec le rapport musée du XXIème siècle, qui doit encore plus se tourner vers ses publics. Et là, aujourd’hui, le public, disparaît… Place aux citoyens.
Quand on parle de participation citoyenne, on ne parle pas de démocratisation, mais du fonctionnement-même de la démocratie. Les citoyens sont sollicités pour exercer la démocratie à l’intérieur même de l’institution.
D’un côté, on a tous le mot inclusif à la bouche, c’est le mot à la mode (comme le dit André Desvallées : "un néologisme snob"). D’un autre côté, on voit que c’est excluant. Car ce à quoi on aboutit, s’oppose à la conception d’un musée ou l’on peut présenter toutes les cultures côte à côte, la sienne et celle des autres d’un même lieu, un musée universel.
C’est un sujet qu’il y a beaucoup de sens à aborder ici au musée du quai Branly-Jacques Chirac, qui s’est lancé sur le slogan du dialogue entre les cultures. Comme le dit souvent Emmanuel Khasarérou, il faut inventer une nouvelle universalité.
Juliette Raoul-Duval, février 2022