Le Musée de société aujourd’hui, héritage et mutation
Propos
Depuis la fin des années 1980, un bon nombre de musées ethnographiques se transforment dans le monde en lien avec les enjeux politiques et les préoccupations sociales et culturelles du moment (Poulot, 2016). Certaines de ces métamorphoses se font dans le cadre de nouveaux musées nationaux, notamment dans des contextes marqués par la mise en place de politiques multiculturelles (Van Geert, 2020). En Amérique du Nord, c’est le cas du Musée de la Civilisation à Québec, du Musée canadien des civilisations à Gatineau (aujourd’hui Musée canadien de l’histoire), ou encore des nouvelles « antennes » de la Smithsonian Institution à New York et Washington dédiées aux populations autochtones et africaines-américaines du pays. Cette dynamique se retrouve en Océanie avec la création du Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa de Wellington ou du National Museum of Australia de Canberra.
En Europe, le panorama des musées ethnographiques se modifie également profondément durant cette époque, à partir des réalités institutionnelles et des enjeux de chaque territoire. En France, le Musée des civilisations de l’Europe et de la méditerranée (Mucem) se substitue ainsi au Musée des arts et traditions populaires, tout en s’ouvrant vers l’Europe et la Méditerranée. Les institutions qui exposent des collections extra-occidentales ne sont pas en reste avec, à Paris, la création du Musée du quai Branly - Jacques Chirac puis celle du Musée de l’Homme, à l’instar d’autres villes telles qu’Amsterdam, Anvers, Bruxelles, Genève, Hambourg, Vienne ou Göteborg.
Si les missions de ces institutions sont très différentes, elles sont souvent regroupées sous le terme de musées de société dans la littérature francophone (Chevallier & Fanlo, 2013; Drouguet, 2015; Idjéraoui, Davallon & Poli, 2006), hispanophone (Alcalde, Boya & Roigé, 2011) ou lusophone (de Souza Chagas & Sibylla Pires, 2018). Selon ces auteurs, ces musées s’attachent en effet à représenter les sociétés, passées et présentes, à partir de différents points de vue, tout en revendiquant un rôle social et civique au travers de leur traitement des enjeux contemporains identitaires, culturels, sociaux et environnementaux. Les publics sont ainsi souvent placés au cœur même de la mission de ces institutions, en développant de nouvelles pratiques d’évaluation des expositions centrées sur les visiteurs et leur réception (Candito, Al-lainé & Côté, 2010; Daignault, 2011; Daignault & Schiele, 2014). De nouveaux professionnels font en outre leur apparition dans ces musées, notamment les « managers culturels », les éducateurs et les médiateurs culturels, les chargés de projets d’exposition et, plus récemment, les professionnels du développement et de la philanthropie ainsi que de l’engagement numérique. L’approche interdisciplinaire y est enfin favorisée au profit du « tout public » et les anciennes collections ethnographiques sont « re-patrimonialisées » à partir de ces nouveaux regards (Monjaret, Roustan & Eidelman, 2005). Tout à la fois reflet des cultures populaires, de la création contemporaine ou encore du patrimoine culturel immatériel, l’objet muséal y est en effet perçu comme pouvant traiter les réalités contemporaines (Battesti, 2012). Voilà qui objective l’hypothèse selon laquelle l’exposition est un média approprié pour partager cette vision avec les publics des musées de société, à partir de l’idée que l’exposition n’est plus une fin en soi, mais plutôt un moyen de le faire (Halpin, 2007:50).
D’autres institutions ont depuis développé ces mêmes pratiques, ce qui leur vaut également d’être qualifiées de « musées de société ». C’est le cas de nombreux écomusées, musées d’art et traditions populaires, mais aussi de musées d’histoire, d’archéologie, d’art, tant en Europe qu’en Amérique et en Océanie. De nouveaux musées ont également vu le jour depuis les années 2000 arborant de grands thèmes et enjeux de société, notamment les droits humains (Winnipeg), les civilisations noires (Dakar), la pensée contemporaine (Barcelone), ou encore le développement durable (Rio de Janeiro). Chacune de ces nouvelles institutions contribue à accentuer la porosité des contours de la définition du musée de société en 2020. Ce numéro de Culture & Musées souhaite ainsi re-problématiser ce concept afin de mieux en comprendre les significations, les usages, mais aussi ses plus récentes mutations dans le contexte des musées du XXIe siècle. Nous proposons pour cela de repartir de l’émergence à la fin des années 1980 des premiers exemples de musée de société, tels que le Musée de la civilisation à Québec pour examiner ce qu’il en est actuellement de cette conception particulière du musée de société, ses différentes (nouvelles) définitions, applications et rayonnement à l’échelle internationale.
Nous invitons donc les auteurs à développer leurs réflexions à partir de trois axes :
Le premier axe propose d’explorer l’origine et les discours constitutifs de ce modèle du musée de société, et d’en proposer en quelque sorte une archéologie de l’épistémè. Quels en sont ses fondements intellectuels, mais aussi politiques, et en quoi ses approches sont-elles différentes de celles d’autres institutions qu’on a pu qualifier depuis de musées de société ? Ainsi, si le National Museum of the American Indian de Washington a par exemple pu être défini de la sorte (Haworth, 2013), il s’inscrit pourtant dans une lignée intellectuelle et muséologique particulière, à la fois héritière de l’anthropologie de Franz Boas, des Material Culture Studies, de la théorie de l’acteur-réseau, mais aussi de l’anthropologie de l’art, tout en étant influencé par la poussée du postcolonialisme et du travail avec les communautés sources développées par les Indigenous Studies et les Heritage Studies (Alivizatou, 2012; Burón Díaz, 2019: 50-51; Shelton, 2006 : 490-491; voir aussi Dewdney, Dibosa & Walsh, 2013: 223-224). Au Canada, des institutions telles que l’UBC Museum of Anthropology de Vancouver, ou le jadis Musée canadien des civilisations sont également plus proches de ces perspectives théoriques (Phillips, 2011: 205-207) ainsi que de la New Museology (Vergo, 1989), que des préceptes de la Nouvelle muséologie revendiqués par d’autres institutions également qualifiées de musées de société, notamment dans les contextes francophone (Barroso & Vaillant, 1993) ou hispanophone (Roigé, 2007). Nous invitons dès lors les auteurs à interroger les raisons et les manières dont le concept de musée de société, synonyme d’une manière spécifique de « faire musée », en est devenu à qualifier une approche qui peut diverger sur de nombreux aspects.
Le deuxième axe se propose d’aborder l’influence du modèle du musée de société dans le monde. Quels sont les réseaux professionnels qui ont permis cette diffusion ? Quels sont les musées qui s’en inspirent, et dans quelles mesures ? Comment cette conception du musée a-t-elle été adaptée aux pensées muséales propres à chaque contexte, à l’image de la résonance qu’a pu avoir jadis le mouvement de la Nouvelle muséologie sur le Portugal, l’Amérique latine, ou encore le Québec du fait de ses ambitions politiques (Gunter, 2019). Cette approche muséale a-t-elle finalement une portée globale, ou ne s’agit-il finalement que d’un modèle franco-québécois, qui s’est peu exporté dans d’autres contextes culturels ? En détournant le regard du contexte francophone, on remarque en effet dans la littérature produite par les Museum Studies et les Heritage Studies anglo-saxonnes, que le concept de musée de société est majoritairement absent, comme ce fut également le cas du concept de Nouvelle muséologie en son temps. Ces questions illustrent la volonté de croiser dans ce dossier différentes littératures muséologiques qui se limitent parfois à l’analyse de leur propre contexte linguistique et culturel, à partir d’exemples récurrents. Ce n’est en effet que très récemment que des auteurs opérant dans le milieu anglo-saxon ont commencé à explorer ces formes muséales et leurs liens et influences avec des références francophones ou hispanophones (voir, Shelton, 2003: 8; Lorente, 2016: 56; ou Black, 2012: 203-204). De la même manière, encore peu d’auteurs francophones citent les travaux clé de la muséologie critique anglo-saxonne, notamment ceux de la rénovation du Glenbow Museum dans les années 1990, pourtant très près du modèle du musée de société par son redéploiement curatorial (curatorial redistribution) et sa volonté de travailler de manière plus horizontale, en interdisciplinarité, et par grands thèmes de réflexion (Janes, 2013).
Enfin, le troisième axe de ce dossier propose d’étudier les nouvelles pratiques qui ont émergé du modèle du musée de société. Quelles sont aujourd’hui les directions prises par les institutions influencées par l’approche du musée de société, notamment à la lumière des différentes pratiques liées à la « muséologie opérationnelle » (Shelton, 2003), aux bases théoriques de leurs récits muséaux, aux modalités d’acquisition de nouvelles collections, aux méthodologies participatives mises en place (Golding & Modest, 2013 ; McCall & Gray, 2014), mais aussi aux connaissances des publics et de la muséologie de la réception (Black, 2012; Catlin-Legutko & Klingler, 2012). Alors que le monde s’est profondément transformé depuis la fin des années 1980, et que la définition même des musées connait aujourd’hui de grands bouleversements (Brown & Mairesse, 2017), quels enjeux ce modèle muséal rencontre-t-il désormais et quelles sont les nouvelles méthodes et principes muséologiques qui en émergent ? En outre, tandis que chaque génération remet en question l’institution muséale, en cherchant une nouvelle pertinence à son travail patrimonial (Eidelman, 2017: 8), comment les muséologues et les professionnels du patrimoine et de la culture de 2020, mais aussi les autorités politiques, se sont-ils emparés de ce concept ? Comment ses composantes ont évolué au cours des dernières décennies, et quelles tendances voit-on émerger aujourd’hui ?
Pour répondre à ces différentes questions, les auteurs sont invités à proposer des contributions favorisant une approche comparative entre musées et contextes socioculturels. Des études portant sur un contexte régional ou continental peuvent également être envisagées. Enfin, des analyses de cas pourront également être présentées lors qu’elles seront insérées dans une vision plus large que la simple monographie et qu’elles permettent de répondre aux questions soulevées par les trois axes de cet appel.
Modalités d'envoi
Envoi des propositions d'articles
Merci d’adresser vos propositions d’articles (environ 5000 à 7000 signes) par courriel avant le 8 février 2021 à : Fabien Van Geert (fabien.van-geer[a]sorbonne-nouvelle.fr)
Mathieu Viau-Courville (m.viaucourvill[a]fontys.nl) (mviaucourville[a]gmail.com)
Copie à : Éric Triquet : eric.triquet[a]univ-avignon.fr et Culture.Musees[a]gmail.com
Les propositions d’articles comporteront :
- Un titre, 5 mots-clés,
- 5 références bibliographiques mobilisées dans le projet d’article,
- Ainsi que les noms, adresse électronique, qualité et rattachement institutionnel (université, laboratoire) de leur auteur.e.
Ils détailleront l’ancrage disciplinaire ou interdisciplinaire de la recherche, la problématique, le terrain ou le corpus, la méthodologie employée et une première projection sur les résultats
Calendrier :
- 10 novembre 2020 : Diffusion de l’appel à propositions d’articles
- 8 février 2021 : Réception des propositions d’articles
- 26 avril 2021 : Réception des articles complets
- Mai 2021 : Expertise des articles en double aveugle
- 7 juin 2021 : Retour aux auteurs suite aux expertises
- 13 septembre 2021 : Réception des versions définitives des articles
- 1er juin 2022 : Publication du numéro
Contact
Fabien Van Geert (fabien.van-geer[a]sorbonne-nouvelle.fr)
Mathieu Viau-Courville (m.viaucourvill[a]fontys.nl mviaucourville[a]gmail.com)
Éric Triquet : eric.triquet[a]univ-avignon.fr
Culture.Musees[a]gmail.com