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Note sur le processus d'élaboration de la "nouvelle définition du musée"

Sous-titre
Texte par Juliette Raoul-Duval
Réflexions sur la production du groupe de travail MDPP

ICOM France publie une note rédigée par Juliette Raoul-Duval portant sur le processus d'élaboration de la "nouvelle définition du musée" engagé par le comité permanent de l'ICOM pour la "Definition du musée, perspectives et potentiels" (MDPP). Ce texte est une réponse au message transmis par quatre membres démissionnaires de comité, disponible sur le site d'ICOM International.

 

Nous avons tous reçus les « remarques sur nos démissions du MDPP2 », conjointement signées par  George Abungu, Margaret Anderson, Jette Sandahl et Rick West.

Tout d’abord, nous devons remercier les auteurs pour ce long message visant à récapituler leurs actions pendant ces longs mois de malentendus. Les choses ne se déroulent jamais exactement comme les porteurs de projets le voudraient et il est compréhensible qu’il leur tienne à cœur de pointer les moments où ils n’ont pas été entendus malgré leurs efforts et leur déception que le processus qu’ils s’étaient fixés n’ait pas rassemblé. Pour notre part, n’ayant pas participé au MDPP (que l’on appelle désormais 1), nous y apprenons certaines choses sur le quotidien du Bureau exécutif. 

Ces informations, pour intéressantes qu’elles soient, sont-elles vraiment de nature à éclairer d’un jour nouveau le contenu du débat ?

Le rapport préliminaire : paradoxes et ambiguïtés

Il nous semble utile de remettre en mémoire les étapes en amont, celles où les auteurs ont pu, sans entraves bureaucratiques telles celles décrites dans la « réflexion des membres du  MDPP », exprimer leurs idées et leurs conceptions des musées. 

Passé presque inaperçu, le rapport du MDPP1 précède et nourrit la « définition » de juillet 2019. En assurer une meilleure diffusion aurait donné aux membres d’ICOM, quelques semaines avant le vote, des clés de lecture décisives ; en débattre les aurait associés à la réflexion sur leur devenir, qui se dessinait en « haut lieu ». Sa lecture n’est pas inutile même aujourd’hui, car ce rapport contient tous les ingrédients du déchirement qui suit. La précipitation à faire adopter une définition, dont on sait maintenant qu’elle fut rédigée à la hâte, a focalisé l’attention. C’est dommage car, bien plus que les chronologies a posteriori, les termes du rapport font comprendre les termes du débat, que la focalisation sur un vote avait masqués - le visait-elle ? - on aimerait entendre à cet égard ceux qui ont démissionné du MDPP1 à cette date. Le comité national français avait adressé à la Présidente dès le 27 juin 2019 une note en forme de signal d’alarme. A-t-elle été diffusée, comme on le demandait ?  (Cf. note d'ICOM France de juin 2019)

Car ce rapport est paradoxal. Il contient tout à la fois une analyse, plutôt consensuelle, des changements à l’œuvre dans les musées et de leur rôle croissant comme acteurs des enjeux sociaux les plus vifs ; puis, il change de ton sans transition, et s’emploie à décrire les musées comme des instruments quasi-maléfiques. Comme si le texte avait été écrit à quatre mains qui se seraient disjointes en cours de route. Quelles expériences douloureuses des musées ont les auteurs de telles phrases : « fondés à la croisée de la quête de la connaissance et des nouveaux paradigmes masqués par la violence extrême mises en œuvre par les puissances européennes pour coloniser l’Amérique, l’asservissement des populations africaines, les persécutions religieuses et les expulsions en Europe »… Et, plus loin, la « référence au colonialisme, qui représente (pourtant) les principes qui ont présidé à la constitution des collections des musées occidentaux » ?

La violence verbale peut décourager le lecteur, mais il faut poursuivre car le texte nous force, nous les membres professionnels de musée, à repenser qui nous sommes et comment nous sommes perçus :  impuissants à nous saisir par nous-mêmes des enjeux de la société (des communautés) que nous devrions servir. Suay Aksoy, dans son message de démission, reprend également cette conviction. Dès lors, on comprend mieux l’urgence, aux yeux des auteurs, à doter ICOM d’un corpus de concepts (bien-être planétaire…) qui lui permettra de prendre rang parmi les organisations actives en matière de droits humains. Les musées, dans ce contexte, sont des outils - certes importants, mais plus du fait de leur contenant (nombre, répartition sur les 5 continents, attractivité, …) que du fait de leurs contenus (conserver, délecter, éduquer…). D’où, sans doute, le choix de mots banalisés qui conviennent à décrire tout « lieu » qui accueille des publics : polyphonie …, au détriment d’un vocabulaire propre à la profession. Le gommage du langage professionnel traduit ici le doute des auteurs : les professionnels sur le terrain, occupés par leurs objets, peuvent-ils être les artisans de cette ambition culturelle et politique ? La réponse est dans la question. L’explosion du nombre d’adhésions, surtout dans certains comités nationaux engagés, et la place significative faite aux universitaires et aux intellectuels, fera vite surgir une autre question : si la composition des membres s’inverse (- de professionnels + d’intellectuels), qui pour gouverner ICOM ? 

Dit autrement, ce qui est prescrit dans le rapport est une invitation à faire évoluer l’ICOM du stade d’une organisation de professionnels - attachés à partager leurs compétences pour les perfectionner - à celui d’une organisation d’envergure politique, consciente de son potentiel d’influence sur les leviers de la société, principalement ceux visant à éradiquer les inégalités (sociales, raciales, environnementales …). En quelques phrases choisies, la « nouvelle définition » avait tranché : d’abord poser les fondamentaux de notre « nouvelle » organisation, en deuxième paragraphe, poser ce que les professionnels ont à faire à cette fin. On l’a tous ressenti à Kyoto, dans ce schéma, l’approche métier est au service, mais pas aux manettes de cette organisation mondiale.

Posée comme cela, la discussion aurait été plus claire. On aurait proposé aux membres à Kyoto une sorte de referendum : souhaitez-vous que l’ICOM conserve son positionnement d’organisation professionnelle composée de et dirigée par des acteurs de terrain (top down) et visant à servir la communauté professionnelle ? Ou souhaitez-vous que l’ICOM prenne rang comme une plus vaste organisation visant à asseoir les « lieux » culturels dans le champ des droits humains? 

A vrai dire, le dialogue aurait réellement pu avoir lieu en ces termes, car ce n’est pas nouveau : quand, après la guerre, les professionnels des musées américains et français ont créé l’ICOM, avec l’appui de leurs gouvernements, ils l’ont créée au service de la paix, pas au service des musées. Mais rappelons cette différence importante par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui : ils étaient convaincus que les musées peuvent servir la paix parce qu’ils conservent des traces tangibles de l’histoire de l’humanité et s’imposent la rigueur scientifique sur le récit qui en est fait : pas malgré cela, à cause de cela. Pas en dénonçant les fondements des musées, mais en prenant appui sur leur force... 

Si l’on avait posé aussi sincèrement les enjeux, sans doute un grand nombre de membres aurait demandé : « mais les deux orientations ne peuvent-elles pas se rejoindre ? Avançons, pour trouver les points de jonction … cela prendra un peu de temps, mais cela n’en vaut-il pas la peine ? »  

Certains ont essayé, mais en quelques semaines d’août, c’était une course contre la montre où la pensée ne pouvait pas se développer, encore moins s’exprimer sereinement ; les conceptions ne pouvaient que s’affronter, d’un côté ceux qui depuis des mois croyaient en leur vision et se sentaient inspirés d’une mission salutaire, d’un autre ceux qui demandaient du temps pour construire les évolutions nécessaires. Personne ne postule que rien n’a ni ne doit changer ! Mais, comme à front renversé, ceux qui se réclamaient d’une expression du terrain (bottom up) et de la recherche du consensus se sont trouvés rejetés dans le camp des conservateurs, pour ne pas employer les mots qui circulaient dans les couloirs de Kyoto : les blancs, les colonialistes, les vieux…

Comment notre gouvernance n’a-t-elle pas vu cela, que pourtant on mettait dans la lumière, pourquoi ne pas avoir choisi d’accorder du temps au travail de la pensée, quel agenda occupait les impatients ? Cela restera un mystère. 

Que s’est-il passé en lieux et place du débat ? 

Après le rapport, au cours de l’hiver 2019, un questionnaire ouvert est lancé auprès de tous les membres, la plus grande enquête jamais lancée par ICOM diront ses porteurs mais au final pour quelle représentativité ? 269 retours sur 45 000 membres = 0,6% (et encore, toutes les réponses ne proviennent pas de membres…). Pour mener une enquête directe, les professionnels des enquêtes d’opinion le disent, il faut une méthode propre, des règles pour corriger les biais, des critères pour interpréter…  La remontée des propositions a été peu utilisable - voire pas du tout si l’on ne considère qu’aucune n’a été choisie et qu’une 270ème « définition » s’est imposée dans l’ombre d’un bureau.  Comment aurait-il pu en être autrement ? 

Il est dommage de ne pas avoir exploité, avec objectivité, les faits saillants de ces contributions.  Nous l’avons fait (cf. l’analyse présentée par Emilie Girard à la réunion d’ICOFOM à Kyoto). Sur le choix des mots désirés par les membres pour leur définition, des enseignements décisifs pouvaient être retenus, des erreurs évitées, pourquoi ne pas l’avoir fait ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu pas de consultation de linguiste, pour savoir si la proposition soumise au vote obéissait aux règles élémentaires d’une définition, pas de consultation de juriste pour évaluer les conséquences des changements pour les pays pour lesquels la définition fait loi ?.... 
Est-ce cela la transparence ?

Dès lors, comment s’étonner du report. 70, 41 % des membres se sont prononcés pour un report du projet de nouvelle définition car le choix des termes utilisés changeait, subrepticement mais radicalement, l’orientation de notre organisation. 

La suite ? La reconduction presque à l’identique de tout ce qui avait été contesté : même méthodologie, même principe de calendrier haletant, mêmes membres désignés pour poursuivre le travail.  Les quelques nouveaux ajoutés dans le groupe de travail se sentiront de trop, peu écoutés, peu respectés voire méprisés dans leurs initiatives pourtant sincèrement inspirées par un esprit constructif. 

Tout a continué, comme si de rien n’était :  le déni des urnes. 
Est-ce cela la démocratie ? 

Enfin, certains gouvernements sont venus au secours de leur comité national, et ce faisant, de la présidence du MDPP2, en proposant de financer une réunion de travail du même groupe, dans un lieu symbolique de leur politique nationale.  

Soumise au SAREC, la demande est rejetée : une destination inaccessible hors avion, peu écologique, une proposition incompréhensible en faveur d’un lieu chargé de multiples symboles (touristique, histoire coloniale…).

L’insistance du comité national proposant, son indignation devant la décision, son argument réitéré du fort financement par son gouvernement n’ont pas convaincu : les membres y ont plutôt vu un signal inapproprié de politisation de l’ICOM, une fragilisation du caractère non-gouvernemental d’ICOM : les cotisations des membres ne servent-elles pas à doter l’organisation de moyens pour ses propres comités permanents, a fortiori ceux qui « pensent » l’avenir des membres ? 
Est-ce cela, l’indépendance d’une ONG ?

Pour la journée des comités du 10 mars à Paris (on regrette que les collègues du MDPP2 n’aient pas accepté de la rejoindre), il n’a pas été demandé de soutien au gouvernement d’accueil, dans le respect du caractère non-gouvernemental de notre organisation. 

Il a été demandé le soutien du SAREC, dont les crédits sont explicitement dévolus aux projets des comités de l’ICOM et par priorité ceux qui rassemblent plusieurs comités : ils étaient 41. 

Savez-vous que le SAREC a répondu que la définition du musée, à l’heure du COVID, à l’heure où 90 % des musées du monde sont fermés, ce n’est plus d’actualité ?

Le débat reviendra. Mais aujourd’hui, en juillet 2020, le temps n’est pas celui des postures, de la division et des combats idéologiques. Place aux solidarités. Le temps n’est pas propice à dénoncer la pusillanimité, c’est celui de la mobilisation des énergies. 

Il n’y a pas d’autre urgence que de se rassembler. 

Juliette Raoul-Duval,
présidente d’ICOM France
juillet 2020