Suivre l'état matériel des collections patrimoniales pendant le confinement
« Après une éclipse, le retour à la normale réconforte même les esprits forts qui prétendent ne pas s'émouvoir à la disparition des astres. » Les eaux amères, Armel Job
I. Propos liminaire
Lors du confinement en France, les conservateurs-restaurateurs ont eu le sentiment que le suivi de la conservation matérielle des collections n’avait pas été une priorité.
Pour quantifier et qualifier ce qui aurait pu n’être que des impressions individuelles, un questionnaire a donc été élaboré puis envoyé par la FFCR à près de 1 100 conservateurs-restaurateurs, parmi lesquels 166 ont répondu. On trouvera en annexe une synthèse des résultats de cette enquête, que l’on peut résumer comme suit : les répondants ont vu leur volume de travail, qu’il soit en atelier ou administratif, baisser drastiquement et très peu de professionnels ont été sollicités pour suivre l’état matériel des collections pendant la période de confinement. La majeure partie des professionnels sollicités étaient salariés des institutions souhaitant assurer le suivi de leurs propres collections.
II. Réflexions sur le suivi de l’état matériel des collections durant le confinement
Les recommandations officielles et leurs limites
Les directives de l’ICOM sont fortement attendues et suivies, dans le milieu muséal mais aussi dans le secteur patrimonial. Le 4 avril, l’ICOM International a publié des recommandations pour la conservation des collections des musées durant l’épidémie de Covid19 [1]. Les informations qui y sont présentées ont été mises à jour de manière notable le 26 mai, reflétant ce qui avait été appris depuis le début de la pandémie.
Dans ses recommandations d’avril, l’ICOM a indiqué : « Seul le personnel essentiel doit être présent dans votre institution. Il peut s’agir de personnel de sécurité, de techniciens et, occasionnellement, de conservateurs ou de responsables de collections. »
Concernant les collections, on y trouve la préconisation suivante : « Les objets exposés ne doivent être nettoyés que par des restaurateurs ou des professionnels des collections formés à cette tâche. » Fin mai, ces phrases sont toujours sur le site mais sont complétées par des directives concrètes relatives à l’entretien des salles d’exposition et des réserves, ainsi que par une proposition plus générale de « reporter autant que possible les réunions, les comités d’acquisition, les restaurations, les chantiers, les montages ou toute autre activité qui ne seraient pas indispensable à la bonne conservation des œuvres. »
La place de la conservation préventive
Si cette proposition fait sens, dans la mesure où toutes les interventions de conservation-restauration ne sont pas impératives ou urgentes, nous avons été préoccupés par l’absence de recommandations portant sur les pratiques de conservation préventive. Il a fallu attendre le 17 avril, avec la publication en ligne de la note technique de l’Institut canadien de conservation (ICC) intitulée « Prendre soin des collections patrimoniales pendant la pandémie de Covid-19 »[2], pour que des préconisations relatives à la conservation matérielle des collections en période de pandémie soient pour la première fois spécifiquement et largement diffusées.
On peut notamment y lire le principe suivant : « Si votre établissement doit fermer pendant une période indéfinie, faites-le de manière à assurer la sécurité, une protection contre l'incendie, la lutte antiparasitaire et un contrôle des conditions ambiantes adéquat. Procédez à des inspections régulières à l'extérieur et, si cela est possible, à l'intérieur. »
Très peu d’activités de conservation matérielle peuvent être effectuées à distance : en pratique, il n’y a guère que les mesures de sûreté des collections et le suivi du climat. La télésurveillance permet d’alerter en cas de bris de glace, d’entrée ou de mouvement, et les enregistrements vidéo peuvent permettre de disposer de preuves en cas d’effraction[3]. Le contrôle du climat via des thermo-hygromètres, lui, ne peut se faire à distance que si le système a été mis en place avant la fermeture du musée.
D’après des contacts informels, il semble que la majorité des musées ait mis en œuvre des procédures de surveillance des locaux dans l’objectif de détecter de potentiels incidents techniques avant qu’ils ne génèrent d’importants risques pour le bâtiment et/ou les collections. Le plus souvent ce sont les gardiens logés sur place ainsi que les agents de sécurité (ADS) qui ont fait au minimum une ronde quotidienne dans les salles, tout au moins celles qui leur étaient ouvertes. En effet, l’intégralité des locaux n’est pas toujours accessible aux ADS, en particulier les réserves.
Afin de compléter ces rondes techniques, le chef d’établissement, ou son adjoint, des responsables de collections et/ou des régisseurs ont été sollicités pour inspecter l’ensemble du bâtiment, réserves comprises, généralement sur une base hebdomadaire. Ces visites en solitaire, souvent très appréciées[4], ont parfois permis d’identifier des risques environnementaux dans les locaux et de les résoudre. Cependant, est-on allé plus loin : l’état matériel des collections a-t-il été suivi et si oui, par qui ?
L’importance du travail in situ et avec les personnes compétentes
Suivre l’état matériel des collections ne peut se faire qu’in situ. Concrètement, il s’agit de se rendre dans tous les locaux où sont exposées ou conservées des collections, avec un bon éclairage et les compétences développées par une formation initiale et du travail de terrain afin de savoir repérer des démarrages d’infestations biologiques, identifier des reprises de corrosion, constater un soulèvement inquiétant sur une couche picturale, déterminer que des traces blanches sur un objet en cuir sont des repousses grasses et non pas des traces de micro-organismes, etc. Il faut observer les objets au travers des vitrages de protection, étudier les objets présentés hors vitrine, examiner le contenu des rayonnages fixes, mobiliser les rayonnages compacts ou les grilles et ouvrir les tiroirs pour accéder visuellement aux collections.
Les conservateurs-restaurateurs, en tant que spécialistes de la matérialité de l’objet, sont les acteurs de la chaîne patrimoniale les mieux à même d’effectuer cette mission. Ils peuvent également apporter des réponses à des interrogations techniques. C’est ainsi que lors du débat virtuel organisé par l’ICOM France sur la réouverture des musées le 14 mai, la toute première question posée par un participant concernait les pratiques de désinfection à envisager – ou non – dans les musées pour limiter la propagation du coronavirus : un conservateur-restaurateur a pu répondre tant sur les plans scientifiques que pratiques, parce que l’exercice de sa profession est en partie fondé sur une approche physico-chimique des biens culturels.
L’examen des collections laissé de côté
L’enquête de l’ICOM International « Musées, professionnels des musées et COVID-19 », dont les résultats ont été publiés en ligne le 27 mai[5] sur la base de 1 600 réponses, est explicite. En termes de sûreté, environ 72 % des établissements ont maintenu leurs protocoles habituels dans les espaces d’exposition et de réserve et une moyenne de 10 % des musées les ont augmentés. En termes de conservation, outre l’intégrité structurelle du bâtiment et des systèmes (sécurité incendie, notamment), le suivi des conditions climatiques a pu être effectué comme à l’ordinaire par environ 64 % des répondants, tandis que 10 % ont pris des mesures de suivi additionnelles.
Les questions non posées dans cette enquête portent sur l’examen visuel des collections pendant le confinement, qui va au-delà de l’inspection des locaux alors qu’il constitue l’unique moyen de surveiller l’évolution des états de conservation. Ce silence nous semble hautement préjudiciable : en effet, pouvoir réagir en quelques jours plutôt qu’après six, huit, dix semaines de confinement est un atout considérable dans certaines situations, tout particulièrement dans le cas de dégradations à cinétique rapide.
Si les collections se dégradent pendant les longues semaines où les institutions culturelles sont fermées, leurs valeurs intrinsèque et patrimoniale ainsi que leur potentiel en termes de médiation auprès du public seront dépréciées d’autant.
III. Enseignements et perspectives
La conservation matérielle, une priorité dans le PCA
Pour éviter le risque de dégradation matérielle des collections, il faut mettre pleinement à contribution les compétences particulières des conservateurs-restaurateurs et ce quel que soit leur statut. Pendant le confinement, rien n’empêchait que des prestataires soient sollicités pour examiner périodiquement les collections, à condition que cette mission soit considérée comme prioritaire par les établissements patrimoniaux. L’absence de sollicitation des spécialistes de la conservation matérielle pendant le confinement, en France, doit sonner comme une alerte, et ne pas se réitérer si de nouvelles périodes de fermeture administrative venaient à survenir.
Dans cette perspective, l’une des pistes les plus constructives consisterait à intégrer des activités de conservation matérielle aux Plans de continuité d’activité (PCA) des établissements patrimoniaux. Dans leur rédaction, il conviendrait d’aller au-delà de la seule mention générique de la « conservation des collections » et d’identifier précisément, pour chaque musée ou autre institution, quels sont les objectifs et les moyens à accorder à des missions de veille sur l’état des collections.
Inquiétude pour notre activité
Pour les conservateurs-restaurateurs, qui ont été si peu sollicités pendant la fermeture des musées et dont les opérations reprennent au compte-gouttes, il y a beaucoup à faire en termes de réorganisation de leur secteur professionnel. À court terme, on évoquera les craintes de faillites ou de reconversions[6], alors même que les effectifs baissent dans les établissements d’enseignement de la conservation-restauration, laissant planer le spectre de la perte de compétences si longues à acquérir.
Une enquête publiée début 2020 par la sociologue Léonie Hénaut et l’anthropologue Gaspard Salatko indique que 76 % des conservateurs-restaurateurs diplômés vivant en France exercent en tant que travailleurs indépendants[7]. Depuis bientôt cinq décennies (création de la filière conservation-restauration des biens culturels à l’université Paris 1 en 1973), la faible proportion de conservateurs-restaurateurs intégrés aux équipes permanentes des musées, monuments historiques, archives, bibliothèques et sites archéologiques implique de fait une coresponsabilité de la préservation du patrimoine culturel entre les secteurs public et privé.
La création d’un titre protégé, l’intégration des conservateurs-restaurateurs au sein des établissements patrimoniaux et la sanctuarisation des budgets apparaissent comme les trois piliers permettant d’éviter l’effondrement économique de l’écosystème de la conservation-restauration et la disparition des compétences que cela entraînerait.
Sur le plus long terme, une meilleure visibilité de la profession[8] est nécessaire pour que la conservation-restauration soit considérée comme partie prenante des enjeux sociétaux, économiques et politiques majeurs constitués par la visite de lieux et collections patrimoniales par essence souvent non délocalisable et ce aux échelles française, européenne et mondiale.
Conclusion
Les préoccupations de la FFCR sont en résonance avec le débat autour du devenir du musée au XXIe siècle : qu’il soit centré sur les collections ou sur les publics, la conservation matérielle est par essence l’une des activités essentielles des musées, au même titre que la valorisation et a fortiori la médiation des collections. Or, il nous est apparu que si la sûreté et la sécurité des collections ont été parfaitement assurées pendant le confinement, en revanche leur préservation a été reléguée au second plan.
L’enseignement que nous pouvons tirer d’autres situations de crise est qu’en pareilles circonstances, la culture en général et le patrimoine en particulier constituent toujours des refuges pour la population, une sorte d’horizon stable que chacun souhaite préserver pour mieux le retrouver lorsque l’existence sera redevenue sereine.
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[1] https://icom.museum/fr/covid-19/ressources/recommandations-pour-la-conservation/
[3] Le document coproduit par l’Interpol et l’ICOM International « Assurer la sécurité du patrimoine culturel pendant le confinement : un défi pour les professionnels des musées et les services de police »[3], paru en ligne le 23 avril, insiste de ce fait sur la nécessité de maintenir un gardiennage, et de vérifier l’état de fonctionnement de tous les dispositifs techniques de protection des collections contre le vol.
[5] https://icom.museum/fr/covid-19/enquetes-et-donnees/survey-museums-and-museum-professionals/
[6] Voir les résultats de cette autre enquête réalisée par la FFCR : seuls 4% des conservateurs-restaurateurs ont pu poursuivre leur activité au mois d’avril, 55% d’entre eux disposaient de moins de 3 mois de trésorerie et 33% des sondés envisagent une reconversion.
https://mcusercontent.com/fa65225122afe74e2c6f15302/files/ca002225-a31e…
[7] Hénaut, Léonie et Gaspard Salatko. « À la loupe : le devenir des diplômées en conservation-restauration de niveau I (1975-2018) » ; Entrée en matière, vol. 33, FFCR, Paris, mai 2020.
[8] « Le conservateur-restaurateur : une définition de la profession », texte dit de Copenhague publié par ICOM International datant de 1984, publié dans le n° 156 (volume XXXIX, n° 4) de Museum en 1987, https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000079455_fre