Germain Viatte (1939-2024)
Les musées sont peut-être avant tout une affaire d’hommes et de femmes qui les pensent, les font vivre, les transforment et croient profondément à leur rôle dans la société.
Germain Viatte (1939-2024) était un homme de musées, l’une des figures majeures de leur histoire en France à la fin du 20e siècle, et son héritage est immense. Doté d’une inépuisable curiosité, d’une grande érudition dont il ne faisait jamais étalage et d’un sens aigu de l’objet, il fut acteur de la création de quatre projets qui ont changé le paysage artistique et muséal de la France : d’abord, le Centre national d’art contemporain, dédié à la valorisation des artistes contemporains, dont il fut secrétaire général de 1970 à 1972 ; puis le tout jeune Centre Pompidou, qu’il intègre dès 1973, et où il fut, dans un deuxième temps (de 1992 à 1997), directeur du musée national d’art moderne ; ensuite les musées de Marseille où il créé, en 1985, à la demande du maire Gaston Defferre, la première direction mutualisée de musées d’une municipalité en France ; enfin le musée du quai Branly-Jacques Chirac, qu’il rejoint, là encore, dès sa préfiguration en 1997 en tant que responsable du projet muséologique et auquel il consacrera les dernières années de sa carrière.
Deux mots viennent à l’esprit lorsque l’on repense à cette immense carrière et aux traces qu’elle nous laisse : Germain Viatte était un pionnier et un passeur.
Germain Viatte était un pionnier, incontestablement, lui qui releva tant de défis, à Paris comme à Marseille, et contribua à construire, aussi bien intellectuellement qu’architecturalement, tant de musées. A Marseille, il finalisa l’extension du musée Cantini et porta la création, au sein de la Vieille Charité rénovée, du musée d’arts africains, océaniens et amérindiens (MAAOA), l’une des plus importantes collections d’objets extra-européens hors de Paris. A Paris, il conçut le programme muséographique du futur musée du quai Branly, qu’incarna le projet architectural de Jean Nouvel ; il orchestra le choix des objets qui guideraient les visiteurs du nouveau musée dans leur découverte du dialogue des cultures. Porté, avec persévérance, contre de nombreux vents contraires, par la mission de préfiguration et les premières équipes scientifiques rassemblées autour de Germain Viatte, ce parcours muséographique, près de 20 ans après, conserve son évidence et séduit toujours plus de visiteurs.
Germain Viatte se montra pionnier également dans son soutien à des artistes encore peu soutenus, mission qui l’anima dès ses premiers pas d’inspecteur des beaux-arts puis au MNAM. On pense à son attachement profond au Japon, auquel il consacra deux de ses expositions : « Japon des Avant-gardes, 1910-1970 » (Centre Pompidou, 1986-87) et « L’esprit Mingei au Japon » (Quai Branly, 2008-2009) ; aux projets qu’il consacra aux artistes africains Romuald Hazoumé et Yinka Shonibare à l’ouverture du quai Branly (2006 et 2007) ; à sa fidélité à l’œuvre d’Ousmane Sow. Citons aussi Eduardo Arroyo, Bruno Schulz ou Giorgio Morandi, exposés pendant ses années marseillaises. Mentionnons enfin Jean Dubuffet, qu’il contribua à faire entrer dans les collections nationales et auquel il resta, également, toujours fidèle.
Dans la grande modestie qui le caractérisait, il a toujours replacé sa vision et son action, tournée vers l’avenir, dans une histoire longue, et se pensait avant tout comme passeur, au service des artistes, des objets, des musées, et pour continuer l’œuvre de ceux qui l’avaient précédé. Ce n’est pas un hasard que sa dernière exposition ait été consacrée à Georges-Henri Rivière, en 2018, au MuCEM (« Georges-Henri Rivière : voir c’est comprendre ») : rendre hommage à cet autre pionnier des musées, des collections et du regard sur les objets était pour lui une évidence. De la même façon, dans ce rôle difficile de dernier directeur du Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie à partir de 1999, en parallèle de sa mission au futur quai Branly, il eut l’intuition heureuse, pour garder trace de ce musée qui allait fermer, avant une transformation encore incertaine, de lui consacrer, avec une équipe d’auteurs, un livre magnifique et qui fit date (Le Palais des Colonies. Histoire du musée des arts d’Afrique et d’Océanie, Réunion des musées nationaux, Paris, 1999). Enfin, animé par la conviction que les conservateurs et directeurs ne sont que des passeurs d’histoires et d’objets dont la transmission est la première mission, il fut déterminant dans la création au sein du quai Branly, fait si rare dans les musées de l’époque en France, d’un centre d’archives et d’une équipe dédiée, afin de contribuer à écrire l’histoire longue dans laquelle il s’inscrivait.
La transmission était ce qui animait profondément Germain Viatte. Il le montra bien sûr dans les nombreuses expositions qu’il conçut à Marseille comme à Paris et qu’il n’est pas possible de citer toutes ici. Parmi ses expositions marseillaises, on pense à « L'Estaque au temps des peintres, 1870-1914 », présentée au musée Cantini en 1985, qui redonnait toute sa place à Marseille dans l’histoire de l’art ; à son exposition marquante sur le Surréalisme, « La planète affolée. Surréalisme, dispersion et influences, 1938-1947 » en 1986, présentée à l’occasion de la réouverture de la Vieille Charité ; à « Peinture Cinéma Peinture » en 1989, à son exposition monographique dédiée à Edward Hopper au musée Cantini la même année. Parmi tous les travaux et legs de Germain Viatte, il me semble que deux montrent peut-être mieux que tout autre cet attachement au travail de passeur pour la recherche et les travaux de celles et ceux qui viendraient après lui. Le premier est l’édition de la correspondance de Nicolas de Staël, artiste auquel il consacra plusieurs travaux (Nicolas de Staël, Lettres, 1926-1955, Le Bruit du Temps, 2014 puis 2016) ; cet ouvrage, réédité à l’occasion de la rétrospective que le Musée d’art Moderne de Paris consacra à l’artiste en 2023, fut certainement l’une des contributions importantes de Germain Viatte à l’histoire de l’art. Le second est, partout où il passa, son apport remarquable à l’enrichissement des collections des musées, pour y faire entrer artistes, chefs-d’œuvre, objets peu connus, fonds et collections importants. L’une des publications qu’il lègue au quai Branly concerne précisément les très importantes acquisitions réalisées sous son impulsion pour l’ouverture du musée (Tu fais peur tu émerveilles : Musée du quai Branly, acquisitions 1998-2005, Réunion des musées nationaux-Musée du quai Branly, 2006).
Enfin, ce souci de la transmission, il le mit aussi en œuvre en accompagnant de très nombreux et nombreuses professionnel.le.s qu’il forma, recruta, dont il suivit la carrière, qu’il conseilla avec fidélité. Toute une génération de jeunes scientifiques, de tous les métiers des musées, lui doivent leur vocation et/ou leur carrière. Tous et toutes se souviennent de son sens de l’écoute, de sa confiance, de sa générosité ; beaucoup d’entre eux ont témoigné quelques jours après sa disparition en mai 2024, de la figure inspirante qu’il fut pour elles et eux, au Centre Pompidou, à Marseille, au quai Branly, au ministère de la Culture et ailleurs. Les musées en France doivent aussi cela à Germain Viatte : d’avoir construit non seulement des musées mais une communauté humaine qui poursuivra l’œuvre à laquelle il a contribué, le temps de quelques décennies qui ont changé les musées.
Anne-Solène ROLLAND
Directrice du patrimoine et des collections du musée du quai Branly-Jacques Chirac
Merci à Nicolas Misery, directeur des musées de la Ville de Marseille.
(c) Crédit photo : M. Clavel